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10 juin 2007 7 10 /06 /juin /2007 16:51

Datant de 2006, cet article ne tient pas compte de l'intervention éthiopienne de cette année 2007 en Somalie. Soutenue par les Américains, l'intervention n'a rien réglé du problème somalien. En fait, sous prétexte de lien avec Ben Laden, cette opération a conduit à internationaliser le conflit interne et interclanique somalien, la référence à Al-Qaïda, proclamée ou non par les Tribunaux islamiques, ayant peu avoir avec un soutien effectif à Ben Laden.

Djibouti. L’oncle Sam n’a rien vu,
rien entendu


Envoyé spécial, Gérard Ponthieu.
Pour Marianne, n°478, 17/06/2006

Mais que font donc les troupes américaines à Djibouti ? La prise de Mogadiscio, ce 5 juin [2006], par des combattants de l'Union des tribunaux islamiques – des fondamentalistes – pimente salement la question. Quoi, n’auraient-ils encore rien vu venir ? Alors que la frontière avec la Somalie est là, quasiment à portée de jumelles, à une dizaine de kilomètres de ce camp fortifié, poste avancé de l’Amérique bushienne : 1.500 militaires installés à partir de 2002 dans cet ancien camp français de la Légion. Des Marines surtout, mais aussi des agents des « forces spéciales » et de la CIA – soit les yeux et les oreilles du Renseignement US braqués sur cette région aussi brûlante que stratégique. Car de Djibouti, comme du haut d’un balcon, vous avez vue plongeante sur un sacré chaudron : toute l’Afrique orientale et sa corne somalienne, mais aussi le Yémen et l’Arabie saoudite, pays d’origine d’un certain Ben Laden. Être aux premières loges n’empêche donc pas la myopie.

Washington vient de perdre sa deuxième bataille de Mogadiscio. Certes, pas de morts chez les boys cette fois comme en 93. Leçon retenue : que tout se joue entre Somaliens ! Du moins en apparence, les ficelles étant tirées en douce – à coups de millions de dollars, le prix à payer pour « nettoyer » le pays de ses islamistes. Fiasco intégral ! L’Alliance* montée et soutenue par Washington avec les « Seigneurs de la guerre » a été défaite par les combattants des « Tribunaux islamiques » et autres possibles néo-talibans. Les uns et les autres, tous voyous de grand chemin, sans autre foi ni loi que celles liées à quinze ans de guerre civile. 500.000 morts peut-être…

Or, la toute première des raisons d’être du Camp Lemonier – sur place, en novembre dernier, le major Ron Watrous m’en fera toute une théorie appuyée de schémas colorés sur son ordinateur – c’est, je cite : « Détecter, perturber et détruire définitivement les groupes transnationaux de terroristes opérant dans la région » […] « afin d’en augmenter la stabilité à long terme »…

À Lemonier, ce 12 avril, il y a eu une relève de commandement. Le général des Marines, Timothy Ghormley a passé la main à l’amiral Richard Hunt. Cérémonies et congratulations à tout va. Le premier : « Nous mettons en place les conditions pour la victoire. Nous évitons une répétition de ce qui s’est passé en Irak ou en Afghanistan. […] Si nous n’étions pas là, ils [Al-Qaïda en Somalie] y seraient ». Son successeur a opiné. Il ne devinait rien de cette « patate chaude » dont il venait d’hériter. Moins de deux mois après, on entend d’ici la « remontée de ceinturon » en provenance de Washington et du secrétaire à la Défense… Lequel Rumsfeld, venu en décembre 2002 inaugurer le camp réaménagé, avait donné le la en claironnant les mêmes litanies !

« Camp Lemonier ». Même en américain ça se prononce bien. Un an tout juste après le 11-septembre, les États-Unis débarquaient là avec armes et bagages – et plus d’un millier de Marines. L’opération « Liberté immuable » venait d’être lancée, touchant aussi cette Corne de l’Afrique en sa pointe la plus acérée, la Somalie. Il s’agissait de dresser les remparts de la Liberté contre les nouveaux fous d’Allah, d’opposer la Force du Bien à celles, innombrables, du satan djihadiste. La Force, certes, mais dans le gant de velours préventif de l’assistance, de l’humanitaire – la fameuse « bataille des cœurs et des esprits » (« battle of hearts and minds »).

Petit matin à Djibouti. Le taxi longe le bord de mer. Déjà le soleil du Levant a mis le feu au golfe d’Aden. Plus que quelques minutes avant la fournaise. On dépasse les casernements français où les « locaux » arrivent pour l’embauche journalière chez le premier employeur du pays. Direction l’aéroport et ses bases militaires. C’est d’ailleurs la nationale 2 qui mène à la Somalie voisine, vers Berbera et Mogadiscio. Je l’avais parcourue avant l’indépendance de 77 avec Hassan Gouled, le futur premier président. La période était déjà durement tendue : Érythrée, Éthiopie, Tigré, Ogaden – autant de zones de conflits. Sans parler de cette France accrochée à son dernier confetti lointain, ce Territoire français des Afars et des Issas, convoité lui aussi par les Somalis d’à côté… Djibouti-ville était alors enfermée par un barrage électrifié et miné ! Passons.

Décor d’Afrique. La pauvreté et ses couleurs de sable sale, ses tas d’immondices, sacs plastiques, carcasses de bagnoles et de frigos sur des kilomètres. Des hordes de joggeurs à poil ras et en nage se hâtent de regagner la caserne. Ici les gars des FFDj (Forces françaises de Djibouti, 2.850 hommes) ou des légionnaires de la 13e Brigade ; plus loin les boys, eux aussi en maillots et shorts tricolores.

On vient de doubler les pistes de l’aéroport d’Ambouli, partagées entre civils et militaires. Les taxis n’approchent pas des premiers barrages, encore moins de la tour mirador. Le visiteur doit avancer à pied sur une centaine de mètres, entre plots de béton et barbelés. J’annonce mon rendez-vous. Fusil-mitrailleur, casque et gilet pare-balles, le planton transmet vers la guérite à vitrage blindé.

M’y voilà presque… progressant d’une autre centaine de mètres dans un no man’s land, parvenant au sas de sécurité, enfin rejoint par mon contact au visage souriant, rencontré la veille pour l’ « examen d’entrée » au camp. Le sergent major Dona Perdue – d’origine lointainement française, 39 ans, dont 21 chez les Marines – allait me servir de guide, une fois franchis les derniers contrôles « serrés ». 

Trente-cinq hectares d’Amérique en voiturette découverte. Pas exactement Dysneyland. Un peu M.A.S.H., plutôt. On va ainsi tourner une bonne partie de la matinée. Beaucoup de mouvements et d’engins de chantier sur l’espèce de périf interne. Puis des alignements serrés de tentes-bungalows avec leurs abris de béton. Dona me présente son « home », pas peu fière de me montrer les quelques soucis qu’elle a plantés devant la porte – et le drapeau des États-Unis !

On continue à parcourir ce village américain reconstitué : bornes fontaines un peu partout avec bacs à glace, bouteilles d’eau minérale à volonté. Lavabos multiples et savon désinfectant. Un monde en autarcie qui fait jaser plus d’un Djiboutien : « Les Américains, on ne les voit pas ! Zéro contact… Terrés dans leur camp… Paranos. Ils font même venir le Coca des Etats-Unis ! » Ils ont pourtant des permissions de sortie, moyennant un protocole de sécurité ; mais ils n’en usent que fort peu, préférant rester au camp où a été reconstituée une vie à l’américaine : chapelle, supermarché, gymnase super équipé ; terrain de sport, piscine, salons de détente (lecture, télé, vidéo, internet) – tout ça sous atmosphère climatisée produite par des dizaines de groupes électrogènes.

Jamais Dona ne me lâchera d’une semelle. Parfois, elle m’interdit de photographier. Par exemple quand on se rapproche du tarmac, tandis qu’en face tonnent « nos » Mirages. Je sais bien qu’elle me traîne comme un tour-operator évitant certains lieux… mal famés. Telle cette immense tente, haute d’une douzaine de mètres, dans son enclos spécialement barbelé, et qui m’intrigue, évidemment : « – Qu’est-ce qu’il y a dessous ? – C’est secret ! – Des antennes ? – Je ne sais pas ! – Vraiment ? – … [sourire] » Ainsi, je ne verrai rien de l’armement, et encore moins donc des « grandes oreilles » de l’oncle Sam. C’est pourtant d’ici même qu’en novembre 2002, un mois donc avant la visite de Rumsfeld, avait été mis en œuvre par la CIA un missile tiré par un drone Predator, éliminant six membres présumés du réseau Al-Qaida au Yémen, juste de l’autre côté du détroit.

Dona m’invite à déjeuner. Au self, tenu par Kellogg Brown and Root, filiale d’Halliburton si chère au cœur et plus encore au porte-monnaie de Dick Cheney, le vice-président américain. C’est tout de même très correct… Meilleur à tout coup qu’au Burger King, non loin de la chapelle. Là où s’achève ma visite sur une note, pour le coup, très « série B » : la cérémonie du 230e anniversaire de la naissance du corps des Marines (1775), avec accueil des nouveaux arrivants et rituel d’intégration, et toute sa symbolique pagano-religieuse… Tout cela au son des hymnes enregistrés, et devant la baraque du Roi Burger. Pendant ce temps, à Mogadiscio…

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* ARPCT : Alliance pour la restauration de la paix et contre le terrorisme.
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