Il allait partir voter. Sur le coup de midi, un peu avant. Il sétait endimanché, puisque cétait dimanche. On vote toujours un dimanche. Mais en fait, sil mettait ses beaux habits, sa cravate, son chapeau même, cétait pour honorer la Démocratie. Comme sil était allé à la messe des croyants, ce quil nétait pas. Pas dans ce sens là. Car il croyait aussi, autrement, de toutes ses croyances de républicain, de socialiste, dhomme de gauche, de progrès, de justice Il croyait donc à toutes ces valeurs quil aurait écrites avec majuscules. La République. Ce mot plain jécris exprès comme ça, comme dans plain-chant, à chanter pleinement, oui, pour se retrouver aussi sur le même plan de la société des justes, des frères, des égaux sans majuscules de ma part, moi qui me méfie des statues, des édifies, ces monstres creux, souvent, comme les mots aussi trop creux.
Robert et Adrienne, comme vous ne les avez jamais vus
Mon père, donc, avait mis son costard du dimanche et allait remplir son devoir de citoyen. Ça ne se discutait même pas. Car derrière le rite, ou ce qui pourrait être décrit comme tel aujourdhui, il y avait sans doute, sans doute aucun, lengrammage de quelques siècles de luttes, et au moins du dernier dont il était porteur. LHistoire de la République, que des générations de magisters, ces maîtres décole, ces instit à lancienne, avait portée et colportée, avec son fond de vrai, avec son imagerie dÉpinal, sa mythologie précisément républicaine Cette Histoire dont je me sens aussi porteur, comme par héritage, mais dont je ne suis plus sûr du tout den être encore passeur , comme si une rupture sétait produite là, sous nos yeux, dans nos sociétés perdue, ou si désorientées Perte de lOrient, le Levant comme on disait naguère. Tandis que lEurope, qui se (re)voudrait nouveau phare, semble séteindre aux Lumières, ne porte plus, dirait-on, que les flambeaux au néon des gloires marchandes.
Mon père et une époque son époque, et ma jeunesse. Donc ma mère suivait, en presque tout. Elle shabillait au plus chic elle aussi, allait jusquau maquillage, rouge aux lèvres et retouche aux pommettes. Une des rares fois où ils allaient ensemble, du moins en public, en une messe laïque, sans séparation apparente des sexes. En République. Mais en république patriarcale « normale », dépoque. Car mon père navait rien du patriarche ancestral, ce mâle dominateur. Pas du tout. Il épousait juste son temps, en héritier qui navait rien demandé. Ce temps qui exigeait des épouses suiveuses du mari. Telle nétait pas non plus ma mère pas entièrement, mais un peu-beaucoup puisquelle aussi vivait dans le même temps, le leur. Elle voterait donc comme lui. Mais pas en soumission résignée, juste en raison de leur histoire commune, cet enchaînement programmé dans les innombrables destins de ces générations-là : enfants de paysans pauvres, familles nombreuses, guerres, incertitudes du lendemain, restrictions, reconstructions, emmerdements-démerdements Ils faisaient ce quils pouvaient. Et ils ont pu pas si mal, pas mal du tout la preuve, regardez : moi, je suis là, par eux ! Vivant plutôt bien dans une société pas si mal. Qui vaudrait tellement mieux encore ! Mais jen connais aussi dautrement pires, des totalitaires et assassines, des dominantes, des opulentes et des misérables. Toutes si injustes. Partout dans ce monde, que jaurai en partie parcouru. A chercher le pourquoi surtout le pourquoi de tant de Misères !
Jaimais tant ces beaux jours, comme de grandes fêtes païennes. Jy repense aujourdhui avec émotion. Pas tant parce que ce 29 mai de référendum minonderait de nostalgie je me contente de son parfum. Mais le rite républicain, même dévoyé par trop de politiciens merdiques, non démocrates, jette le pont entre le passé, lhistoire de chacun, et ses aspirations, ses projections vers lAvenir grand A comme Aventure humaine.
Ça y est, me vlà lyrique, limite pathos Il sen faudrait de peu puisque, pensant à mes parents, voire au-delà, je pense aussi à nos enfants. Au nom du présent.
Je cherche en vain le mot qui dirait une nostalgie du futur. Une sorte despérance mélancolique. Une langueur tendue vers là-venir, délivrée de langoisse.