L’affaire des caricatures a posé le problème de la liberté d’expression, mais aussi celui de la laïcité : En France, les religions sont du domaine privé, nul ne peut être inquiété en raison de son appartenance ou de sa non-appartenance religieuse. La loi ne reconnaît que des citoyens, pas des membres de communautés ou d’Eglises. On ne conjugue pas le verbe croire, même sous sa forme négative, à l’impératif.
A partir de là, on peut s’étonner qu’un mode d’expression vieux d’un siècle et demi, les caricatures dans les journaux, ait pu être considéré, de la part de nos dirigeants politiques, comme une agression à l’égard d’une religion, voire des religions en général. C’est tout de même d’un point de vue religieux que les medias ont généralement choisi de traiter « l’affaire des caricatures » : sur les plateaux de télé, dans les débats des journaux, il convient d’interroger des membres des communautés, de leur donner la parole, la parole laïque n’étant généralement pas pertinente pour analyser la blessure causée par la liberté d’expression, puisque blessure il y aurait. La laïcité n’est invoquée que pour démontrer que l’une des religions monothéistes est particulièrement rétrograde et intolérante par rapport aux autres.
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Ainsi, dans C dans l’air, sur Canal + le 9 février, Max Gallo, accompagné de Philippe Val et de responsables et spécialistes es-religions, a très bien défendu la liberté d’expression et la laïcité, jusqu’au moment où un représentant du CRIF a montré des caricatures qualifiées d’antisémites : entre autres, Ariel Sharon en vampire, et un fusil sortant de la Torah. Personne n’a alors protesté contre cette accusation d’antisémitisme. Il est vrai que la question posée lors de cette émission était la publication ou non la semaine suivante dans Charlie Hebdo de caricatures antisémites ou négationnistes. Mais la négation de la réalité de l’extermination de millions d’êtres humains peut-elle être mise sur le même plan que la critique d’une religion ou le combat contre une politique d’Etat ? L’ambiguïté et la confusion sur cette question en ont fait un tabou dans nos sociétés rongées par la culpabilité.
Le climat général est favorable à cette dérive. La théorie du « Choc des Civilisations », importée d’outre-atlantique et destinée à servir d’arme idéologique dans la guerre anti-terroriste, a commencé à laisser des traces tangibles dans les replis les plus reculés des consciences les plus laïques. Les marxistes eux-mêmes sont en train d’oublier que « l’existence sociale détermine la conscience », et l’appartenance religieuse est de plus en plus invoquée pour expliquer les comportements et les actes des masses et des individus. On se demanderait aujourd’hui de quelle communauté fait partie ce barbu qui a osé en son temps remettre en cause les fondements mêmes de l’histoire.
Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui Nicolas Sarkozy utilise une fois de plus la presse pour faire passer ce qui avait été imaginé puis retiré précipitamment sous le gouvernement Fabius : permettre à la police de faire figurer dans les statistiques de la délinquance l’origine ethnique des délinquants. Ce qui permet, bien sûr, d’établir de fortes présomptions de culpabilité sur lesdites origines ethniques.
Mais si la presse, et Libération en premier lieu, s’inquiète de cette dérive, elle n’en est pas moins en première ligne quand il s’agit de la justifier. Dans un article en date du 14 février, intitulé « Sarkozy s’intéresse à la couleur des délinquants », Jacky Durand nous rappelait l’histoire de ces tentatives de fichage ethnique, en n’oubliant pas leur genèse dans les cerveaux socialistes au cours des années 90. Or, les medias eux-mêmes, depuis fort longtemps, se sont adonnés à ce fichage ethnique : quand un voyou est d’origine maghrébine ou africaine, on en est informé en même temps que de la nature du délit. En revanche, on n’a jamais entendu parler d’un braqueur berrichon ou d’un trafiquant savoyard. Et la couverture médiatique du meurtre l’Ilan Halimi nous démontrera encore que les journalistes restent les meilleurs avocats de la prédétermination ethnique.
Pour Nicolas Sarkozy « Il faut faire de la transparence. Il n’y a aucune raison de dissimuler un certain nombre d’éléments qui peuvent être utiles à la compréhension de certains phénomènes ». La chose est donc entendue : l’origine ethnique peut expliquer certains actes de délinquance. Dans le cas du meurtre barbare d’Ilan Halimi, l’accusation de crime raciste est motivée par « l’appartenance ou non appartenance, vraie ou supposée de la victime à une ethnie, une nation, une race ou une religion ». Mais l’explication vaut aussi en ce qui concerne les accusés : la police a trouvé selon Nicolas Sarkozy « des documents de soutien au Comité de bienveillance et de secours aux Palestiniens ainsi que des prescriptions de caractère salafiste ». Selon une source judiciaire, ces documents ont été trouvés lors d’une perquisition chez des parents de l’un des suspects, et non chez le « cerveau des barbares » (Libération le 22 février). Mais bien que la police ait précisé dans un premier temps qu’ils ne présentaient aucun caractère "militant, ni d’appel au djihad", ils joueront tout de même un rôle non négligeable dans la décision de la justice de conclure à un crime raciste.
Alors que dans les premiers jours, chacun s’entendait à calmer le jeu en disant que les meurtriers étaient bien trop frustres pour être antisémites, l’affaire a pris une toute autre tournure à partir du moment où la mère d’Ilan a caractérisé de raciste le meurtre de son fils et a réclamé vengeance pour ce motif. Et plus encore quand les autorités juives en ont appelé dans ce sens aux autorités de la nation. Selon un enquêteur de la police, « La dimension confessionnelle n’est pas inexistante, mais si on leur avait dit que les martiens étaient riches, ils auraient enlevé un martien ». Il s’agissait alors d’un crime crapuleux, déjà grave en soi. Mais lors d’un dîner officiel, le Président du Conseil Représentatif des Institutions Juives de France interpelle le premier ministre, invité « comme le veut la coutume » (Libération), et le somme de déterminer que le crime est bien antisémite. Nicolas Sarkozy découvre alors le concept du « racisme par de l’amalgame » : les délinquants ont agi pour de l’argent, mais ils se sont attaqués à un Juif, parce que pour eux, les Juifs ont de l’argent. Il n’est d’ailleurs pas le seul à établir des amalgames. Dominique Strauss-Kahn sur Europe I a déclaré à propos des banlieues, "depuis la crise de novembre", "le feu couve sous la cendre"."On cherche des bouc-émissaires. Or les juifs, pas seulement les juifs d’ailleurs, ont souvent été les bouc-émissaires d’une société malade".
Et pour clôturer le tout, les journaux épluchent les sites communautaires sur Internet... et y trouvent des menaces de représailles ! Comme cet anonyme cité par Libération : « J’ai peur d’une connerie, de types qui s’en prendraient à un pauvre Arabe qui passerait dans la rue... ». Mais « certains responsables communautaires juifs s’inquiètent. ». La justice doit donc faire son travail, et rendre justice à la communauté juive, comme elle le lui a demandé.
Cette affaire est exemplaire de la façon dont la presse fait le jeu du pouvoir, et encore une fois de Nicolas Sarkozy. Quant à la laïcité, personne ne s’offusque que le premier ministre ait ses habitudes aux tables communautaires, pas plus que de la présence des plus hauts représentants de l’Etat et des partis à un service religieux, avec Kippa ou autres accessoires. Un crime crapuleux est aggravé par des soupçons de racisme, mais le racisme ordinaire qui commence à gagner les sommets de l’Etat n’inquiète pas plus que ça : c’est l’émotion. Ainsi George Frêche traitant les fils de harkis de « sous-hommes ». Ainsi Dominique Strauss-Kahn encore, à propos de l’affaire Mittal/Arcelor, déclarant sur France Info « Ce n’est pas un choc financier, c’est un choc de cultures ».
C’est pourtant la dérive qui nous guette dès lors que l’Etat ne gouverne plus des citoyens mais des communautés, quand la parole ne vaut plus que si elle est accompagnée d’un qualificatif communautaire. Et quand les communautés sont autorisées à se prévaloir de leurs particularités pour réclamer des mesures particulières. Seule la laïcité donne à chaque citoyen un droit égal à la parole, quelles que soient ses opinions, ses croyances, ou ses non-croyances.
* Marie-José Cloiseau est membre du réseau "Info Impartiale"